Bourdieu était-il carriériste ? (et autres remarques avant une pause)

Le site du Monde a proposé, dimanche dernier, une "rétrocontreverse", un retour sur les grandes grèves de 1995 et la scission qu'elle avait provoqué au sein de la gauche. Evidemment, il y est question de Pierre Bourdieu, canonisé "philosophe" par un journaliste visiblement peu au fait du problème. Les commentaires ne sont pas tendres avec le sociologue : le voilà taxé de "carriériste", voire de "mandarin", ou d'orgueilleux courant après tous les honneurs...

Bourdieu était-il carriériste ?

Soyons franc : je n'ai pas un grand amour pour le "second" Bourdieu, celui des années 1990, qui va pleinement s'engager dans le débat public et la politique. Je reste cependant un adepte du Métier de Sociologue, ouvrage clef publié en 1968 avec Passeron et Chamboredon, qui met justement à distance ce genre d'engagement. Je ne suis pas non plus un bourdieusien d'un point de vue théorique : à la rigueur, vous l'aurez sans doute déjà compris, je me sentirais plus proche de l'interactionnisme, de Simmel, et, sur certaines questions, de la sociologie tourainiene. Mais cela est plus lié à mes centres d'intérêt personnels. Je suis plutôt "open minded" comme (aspirant) sociologue.

Pourtant, je pense que l'on peut affirmer que, dans cet engagement, Bourdieu était sincère. On peut certes le critiquer - est-ce au scientifique de prendre la parole pour les plus démunis ? était-il vraiment porteur d'une réponse satisfaisante ? - mais le traiter de "carriériste" surement pas.

Posons donc le problème : en 1995, lorsque Bourdieu apparaît pleinement dans les médias comme un nouveau Sartre du côté du peuple en colère, il n'a plus grand chose à attendre de plus en ce qui concerne sa carrière. Depuis 1981, il occupe la chaire en sociologie du Collège de France. Autrement dit, pour un chercheur, il a atteint le sommet du prestige et ne peut pas monter plus haut. La reconnaissance internationale, il l'a déjà. Il dirige son centre de sociologie - le Centre de Sociologie Européenne - et sa propre revue - Acte de la Recherche en Sciences Sociales. Pour reprendre quelques éléments de sa théorie, dans le champ scientifique, lui et ses disciples sont les dominants. Carriériste, donc, surement pas. On voit mal ce qu'un engagement public pouvait lui apporter de plus de ce point de vue. Au contraire, il mettait en jeu sa crédibilité en tant que scientifique, à laquelle il s'était toujours montrer farouchement attaché - ses tournures de phrase qui font le malheur des étudiants étaient, de son propre aveux, faites pour limiter au maximum les mésinterprétations de sa pensée (force est de reconnaître qu'il s'est plutôt planté sur ce coup-là).

Toujours du point de vue de la sociologie bourdieusienne, on peut interpréter son engagement comme la volonté de rentrer dans un autre champ - le champ politique - en exploitant les capitaux accumulé dans le champ scientifique. De ce point de vue, sa position est certes critiquable, puisqu'elle tend à réduire l'autonomie du champ scientifique, qu'il jugeait pourtant fondamentale. En même temps, cette volonté peut aussi s'expliquer à partir de sa théorie : il en était venu à considérer que l'autonomisation du champ politique était dangereuse, car contribuant à protéger certaines formes de domination.

A la rigueur, on pourrait estimer que Bourdieu espèrerait retirer de cette entrée dans un champ différent des retributions symboliques qui pourraient faire parler d'orgeuil. Cependant, dans sa sociologie, tout le monde cherche la domination dans son champ spécifique - ce qui prétendent ne pas la rechercher sont ceux qui se savent battus d'avance. Si orgeuil il y a, il est généralisé et non propre à Bourdieu.

Enfin, il faut souligner la trajectoire sociale particulière de Bourdieu. Venu d'un milieu modeste - son père était facteur -, il n'est pas étonnant que son "habitus" l'ait rappelé vers une solidarité avec les catégories populaires et les grévistes. Il soulignait souvent les sacrifices que lui avait demandé son ascension sociale : plus que de perdre son accent, il avait du se couper partiellement de son milieu d'origine. Son engagement peut être vu comme une façon de retrouver sa "self esteem".

Bref, Bourdieu n'était certainement pas carriériste. Et s'il était orgeuilleux et cherchait les honneurs, il ne le faisait pas plus que la moyenne de ceux qui interviennent dans l'espace public d'une façon ou d'une autre - comme votre humble serviteur par exemple, à une échelle beaucoup plus modeste (il faut dire qu'il serait extrêmement prétentieux de ma part de me comparer à Bourdieu). Cela ne disqualifie en rien, en tout cas, son engagement et les idées qu'il a soutenu. Il faut se souvenir que, comme le disait Bernard Lahire, sans doute l'un des bourdieusiens les plus intéressants actuellement, tout le monde a toujours un intérêt quelconque à polémiquer, à critiquer ou à s'engager. La nature de cet intérêt ne peut servir à refuser le débat. D'ailleurs, l'argument est toujours facilement retournable : n'y a-t-il pas quelques intérêts cacher à critiquer Bourdieu ? Si l'on veut critiquer Bourdieu, si l'on a quelques intérêts à le faire, il y a bien d'autres thèmes et bien d'autres façons, à commencer par la plus intéressante : débattre de son modèle théorique.

Réactions à chaud

J'initie avec ce billet une nouvelle catégorie, sobrement appelée "Réactions à chaud". Elle aura pour vocation de recueillir mes réactions immédiates à l'actualité, mes questionnements et autres, avec plus de liberté de ton et de détente que ce que je m'autorise dans les autres notes. Je pense que je la solliciterais pas mal à chaque fois que la sociologie sera maltraitée dans les médias - ce qui est plutôt courant.

J'essaierai aussi d'y signaler les articles rédigés par des sociologues dans les différents journaux que je suis, afin que vous n'en manquiez aucun. Avec, autant que possible, un petit commentaire de ma part.

Violence scolaire en Grande-Bretagne

Tiens, tant que j'y suis, je viens de voir à la télévision un superbe reportage sur la violence scolaire en Angleterre : apparemment, face à la peur des agressions à l'arme blanche, certains parents envisagent d'acheter à leurs enfants des uniformes en kevlar. Tel que présenté par le reportage, avec les images chocs d'un policier vidant une poubelle pleine de poignards et de sabres japonais, fruit d'une collecte auprès des jeunes scolaires, toute la Grande Bretagne est soumise à ce terrible fléau...

Et là, je ne peux m'empêcher de penser à cette phrase, superbe, de Jean-Claude Passeron : "il n'y a de sociologie que des écarts". Quel intérêt peut bien avoir cette information si on ne nous dit pas où ces agressions - sept morts en une année apparemment - ont eu lieu ? Si elles se concentrent ou non dans certains espaces et certaines catégories ? Comme souvent, la chose est présenté comme une dérive perverse et essentiellement morale de la société, sous les traits d'une jeunesse sauvage qui tue facilement... Il serait tout de même bon de préciser la dimension exacte du phénomène et ses causes. Difficile de trouver cela à la télévision.

Peter Berger et la liberté

Avant de laisser ce blog en repos pour quelques temps, je voulais laisser une petite citation sur laquelle je vous invite à réfléchir. Elle est tiré du très bon bouquin de Peter Berger Invitation à la sociologie, une initiation agréable à cette science pour les curieux. La voici :

On ne peut rendre compte empiriquement de la liberté. Plus précisément, alors que nous pouvons faire l'expérience de la liberté comme celle d'autres certitudes empiriques, elle n'est pas accessible à une démonstration par une méthode scientifique. [...] Liberté et causalité ne sont pas des termes logiquement contradictoires : ils appartiennent à des cadres de référence d'ordres différents.


Je pense qu'il est difficile de comprendre, aujourd'hui dans nos sociétés, quelque chose aux sciences sociales et à la sociologie si on a pas cette idée en tête. Elle préparera le terrain pour le retour de ce blog. Du moins, je l'espère.

Des excuses

Je tiens également à présenter mes excuses à certains des visiteurs récents de ce blog. Que ceux qui sont arrivés ici en tapant sous google "Reporter des couches culottes à 25 ans" et "Putes dans toutes les positions" me pardonnent, je pense ne pas pouvoir les satisfaire.

De retour bientôt

Les aléas de l'enseignement m'obligent à déménager vers une ville normande où l'on aime beaucoup les barbecues. Or qui dit déménagement, dit nouvel opérateur internet. Qui dit nouvel opérateur internet, dit semaines sans internet. Et qui dit semaines sans internet, dit repos pour le blog.

Je ne vous cache pas non plus que la libération du royaume d'Hyrule du joug crépusculaire de l'infâme Ganondorf occupe pas mal de mon temps en ce moment - encore deux morceaux du miroir des ombres à retrouver, et qu'a-t-il bien pu arriver à la princesse ? Bon, évidemment, c'est très loin d'être la première fois que je libère Hyrule, mais que voulez-vous, ces hyliens, sans moi, ils sont perdus. Enfin, ça nous fait un beau cas de "dissonance culturelle" comme dirait Lahire...

Si je vous manque, vous pouvez toujours lire les archives. J'essaierai de répondre aux commentaires si j'en ai l'occasion. Si ce n'est pas le cas, il faudra attendre mon retour. Ceci dit, en attendant, vous pouvez toujours m'écrire, et pourquoi pas me proposer des thèmes dont vous aimeriez que je parle : uneheuredepeine@gmail.com

See ya.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Bonne installation dans la ville natale de F. Hollande (dixit Wikipedia), et à très bientôt !

Anonyme a dit…

Effectivement cette accusation d'être carriériste est absurde. Pas que Bourdieu ne l'était pas : au contraire, il savait je pense naviguer mieux que quiconque dans le monde universitaire de la sociologie pour valoriser ses travaux et décrédibiliser ceux de ses "adversaires". Mais comme le montre très bien Bruno Latour, la réussite du scientifique passe par cette capacité personnelle à savoir nouer des alliances et obtenir une reconnaissance, et pas seulement de la communauté scientifique, mais aussi de l'opinion publique, du politique, etc. L'idée d'une possible auonomie du champ scientifique est à ce titre absurde, et pose même des problèmes éthiques quant aux liens qui existent entre sciences et démocratie. Un champ scientifique cloisonné, c'est un espace qui peut se passer de rendre des comptes à la société qu'il transforme pourtant par son action "traductrice". Je renvoie au très bon livre de Michel Callon, Yann Barthe et Pierre Lascoumes, Agir dans un monde incertain, qui explique beaucoup mieux que moi les liens nécessaires entre sciences et démocratie, ainsi que les risques d'une science "déconnectée" ou plutôt donnant l'illusion de l'être.

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