Retour aux sources : généalogie, archives et vie privée

C'est la rentrée. Pour tout le monde. Avec son lot de nouveauté. Ou, dans le cas de la télévision, ce qui s'en rapproche le plus, c'est-à-dire l'adaptation d'émission étrangère. Via l'excellent twitter de e_archiviste, j'apprends le lancement, dès ce soir, de "Retour aux sources", une émission de généalogie sur France 2, version française de "Who do you think you are ?", un programme de la BBC. Non, ce n'est pas de la télé-réalité où des gens vivent en maillot de bain dans une sorte de piscine géante où ils se jettent des substances alimentaires douteuses au visage. De ce fait, l'émission n'aura sans doute droit qu'à un traitement médiatique limitée et sans doute assez plat. Et c'est dommage, car il y a bien des choses à en dire. Et elles ne sont pas forcément réjouissantes.

Lorsqu'une chaîne de télévision labellisé "chaîne pour d'jeuns" lance une énième émission de télé-réalité, il ne manque jamais de commentateurs, le plus souvent à la compétence aussi douteuse que le bon goût des émissions dont ils parlent, pour nous expliquer combien elles sont significativement révélatrices de quelques traits profonds et cachés de nos sociétés, combien les jeunes gens qui s'y agitent sont, en fait, le paradigme de l'individu post-moderne ou quelque chose comme ça - plus il y a de mots qui claquent, mieux c'est. Les explications plus fines, qui passerait notamment par quelques connaissances empiriques de la réception des dites émissions, sont la plupart du temps ignorés.

Mais lorsqu'une émission se propose de mettre en scène la recherche généalogique, l'essentiel des ressorts qui attirent les commentateurs - et qui sont exactement ceux sur lesquels la télé-réalité joue - n'est pas là, et les commentaires sont donc absent. Pourtant, que la généalogie arrive sur le petit écran n'est en rien étonnant tant on peut considérer celle-ci comme un symptôme de certaines des recompositions de la famille moderne.

La recherche généalogique est en effet une pratique qui a eu tendance à se développer et à s'étendre au-delà des seules arbres généalogiques aristocratiques et bourgeois, lesquels visaient essentiellement à la production et à l'entretien d'une lignée et du capital symbolique qui s'y rattache. Les pratiques les plus courantes des généalogistes amateurs - dont l'activité fait l'objet à la fois d'une documentation de plus en plus importantes (via de nombreux sites Internet dédiés) et d'un business juteux (on y reviendra) - se présente généralement comme une recherche de ses origines - c'est apparemment ce que fait l'émission en question (que je n'ai pas encore vu au moment où j'écris). Mais il s'agit en fait plus précisément de créer celles-ci :

Si toutes les lignées étaient remontées jusqu'au XVIe siècle, le généalogiste pourrait s'identifier à plusieurs centaines d'ancêtres... Dans la pratique, c'est impossible et une sélection s'impose de fait ; une lignée en vient à subsumer le foisonnement familial (M. Segalen, C. Michelat, "L'amour de la généalogie", in Jeux de Famille, 1991)

Autrement dit, l'individu engagé dans la recherche en vient à choisir ses ancêtres, et, par là, les personnes avec qui il va se trouver lier. Ce point manifeste de l'électivité des liens familiaux, qui est l'un des traits marquants des familles modernes : on choisit, de plus en plus et dans une certaine mesure, sa famille. Non pas que l'on puisse rompre avec, par exemple, ses parents, mais simplement que les relations avec eux sont moins vécues sur le monde de l'obligation qu'auparavant : il est devenu possible de se fâcher durablement avec un membre de sa famille sans risquer forcément la réprobation générale. Autrement dit, et pour cite François de Singly, "la manière dont [le généalogiste] répond à son besoin de parenté emprunte les chemins de la modernité sous les apparences de la nostalgie familiale" (Sociologie de la famille contemporaine, 2004).

L'émission télévisée en question manifeste ainsi de cette façon typiquement moderne que nous avons de nous reconstruire, ou plutôt de nous créer, une histoire familiale en se réappropriant de façon très subjective nos ancêtres et leur passé. Le "retour aux sources" ne doit donc pas se comprendre comme une fascination pour le passé, mais comme une reconstruction de celui-ci. L'émission pourrait donc avoir la vertu de donner un coup de projecteur sur ces pratiques par lesquels nous reconstruisons notre histoire. Au moment où l'histoire fait l'objet de bien des manipulations, il y aurait lieu de garder ce point en tête.

Car, dans un versant moins souriant, il ne faut pas oublier que les données et les sources sur lesquelles se basent les généalogistes ont été produites dans un objectif bien particulier : elles constituent l'un des piliers de l'activité étatique. C'est en effet par les archives qu'un Etat peut mener à bien la plupart de ces activités. Et celles qui permettent de suivre au travers des âges les lignées familiales - état civil, dossiers divers, etc. - sont autant de signes des pratiques de contrôle exercées sur la population. Pratiques sur lesquelles, en démocratie du moins, il faut également garder, donc, un certain contrôle...

Les archives sont importantes, et on a tendance à l'oublier. A l'heure où certains glosent à n'en plus finir sur la menace de Big Brother, qu'on présente le plus souvent les traits de Facebook et Google, on oublie un peu que, dans le roman en question, c'est par la manipulation des archives, à laquelle participe activement Winston, que l'Etat totalitaire parvient à manipuler sa population et à modifier le passé. La surveillance généralisée n'est qu'un aspect particulier du propos d'Orwell : le contrôle du passé y occupe une place au moins équivalente.

Dès lors, la diffusion de cette émission, qui en soi participe simplement à la vulgarisation de la généalogie, prend un jour nouveau lorsqu'on la met en perspective avec d'autres événements récents mais trop peu médiatisés. Il se trouve qu'une entreprise spécialisée dans la généalogie - dont l'une des branches genealogie.com se trouve sponsorisée "Retour aux sources"... - exige aujourd'hui des collectivités territoriales que soient mises à sa disposition de nombreuses archives, qui vont des fichiers d'état civil aux dossiers médicaux, en passant par d'autres de sinistre mémoire comme le fichier Juif de Vichy, pour qu'elle puisse les numériser, les indexer et les mettre à la disposition de ses clients. Evidemment, ces données sont déjà disponibles, mais les rassembler demandent un effort et un investissement important, et leur consultation oblige à laisser une trace auprès des différents services d'archive. Mais par le croisement informatique de ces données et leur mise à disposition sur le web, il serait possible de reconstituer très rapidement et sans effort ni contrôle toute l'histoire familiale de n'importe quelle personne - sans qu'il y ait possibilité, comme c'est le cas pour les sites de réseaux sociaux, d'y échapper en évitant de s'inscrire. Autrement dit, Facebook et ses photos de soirées trop arrosées fait franchement pâle figure ! L'Association des archivistes français s'en est récemment ému et a mis en garde contre les dérives possibles.

Si la concen­tra­tion des don­nées publi­ques nomi­na­ti­ves et leur indexa­tion sont auto­ri­sées, il sera pos­si­ble à terme, en payant un abon­ne­ment et à par­tir d’un nom tapé dans un moteur de recher­che, de connaî­tre les per­son­nes ayant porté ou por­tant encore ce nom et ayant connu, soit elles-mêmes, soit leurs ascen­dants directs, des ennuis judi­ciai­res, des mala­dies men­ta­les, des par­cours sociaux ou poli­ti­ques pou­vant leur être oppo­sés… Le pro­fil fami­lial d’un citoyen pourra ainsi être recons­ti­tué et rendu acces­si­ble à tous dans tou­tes ses facet­tes (ren­sei­gne­ments médi­caux, don­nées liées à la sexua­lité, ins­ta­bi­li­tés matri­mo­nia­les, inter­ne­ments psy­chia­tri­ques, incar­cé­ra­tions, posi­tions mili­tai­res…). Qu’en fera un employeur sol­li­cité par un can­di­dat à un emploi ? Qu’en fera un ban­quier ou un assu­reur face à la demande de prêt immo­bi­lier d’un par­ti­cu­lier ? Qu’en fera un indi­vidu tenté par l’usur­pa­tion d’iden­tité ? Un jaloux, un rival évincé ?

Ces réflexions devraient aussi amener les sociologues de l'Etat à se poser des questions sur les transformations auxquelles celui-ci fait face. Comme analysé sur le site Archives Online, cette réutilisation des données publiques constituent une forme originale de privatisation : l'Etat est ici contraint de privatiser une partie centrale de son activité, peut-être même la plus centrale, non pas parce que les dirigeants le décident, mais parce que des acteurs non-étatiques l'y obligent. Ce qui se joue ici ne doit certainement pas rester dans le seul monde des archivistes, car les archives nous concernent tous. Dans tous les sens du terme.

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